En déambulant à travers les petites pièces encombrées de visiteurs du musée Jacquemart-André, on se dit que pour voir tous les tableaux présents dans cet espace, il faudrait normalement faire un beau voyage… Et encore, certains tableaux resteraient inaccessibles, car issus de collections particulières…
Ce voyage, à la manière du “Grand Tour” du XVIIIe et XIXe siècles, serait néanmoins un parcours magnifique à travers l’Italie, parmi ses plus belles villes et ses plus beaux musées : le Palazzo Barberini, la Galleria Borghese, les Musei Capitolini de Rome, la Pinacoteca di Brera de Milan, les Musei di Strada Nuova de Gênes, le Museo Civico Ala Ponzone de Crémone. Il faudrait également prévoir une escapade russe au Musée de l’Ermitage de Saint-Pétersbourg.
C’est donc assurément une exposition événement, surtout à l’heure où les prêts d’œuvres deviennent problématiques par les coûts qu’ils induisent aux musées.
Car sur les dix originaux de Caravage réunis, sept n’ont jamais été exposées en France auparavant. Pour la première fois dans une exposition, les deux versions de la Madeleine pénitente, très rarement montrées au public sont mises en regard.
L’étroitesse des lieux d’exposition du musée Jacquemart-André, si souvent noté, est parfois une bonne chose ; car ce qui frappe en visitant l’exposition c’est la proximité physique avec les œuvres. La plupart sont exposées habituellement dans de vastes bâtiments où l’échelle est différente, influant sur notre vision, créant une distance par l’espace lui-même, mais également par le décor alentours. Imaginez-vous de contempler La Joconde dans l’une des salles du musée Jacquemart-André et vous comprendrez aisément que la vision de l’œuvre ne serait pas la même que dans son dispositif scénographique du Louvre…
Ainsi par exemple, on est frappé du grain, très fort, de la plupart des toiles du Caravage, on s’attarde sur sa touche où l’on devine une facilité évidente, mais également un souci de la réalité dans certains détails (les gouttelettes sur les fruits du Joueur de luth par exemple, les griffures sur le bois de l’instrument…).
Et puis il y a les deux versions de la Madeleine pénitente, accrochées l’une à côté de l’autre. L’une des Madeleine dite « Klain », a été attribuée de longue date à Caravage, l’autre n’a été découverte qu’en 2015. Elle n’avait encore jamais été exposée en Europe. Cette réplique par l’artiste lui-même n’est pas un cas isolé, il y a en effet deux versions du Garçon mordu par un lézard, l’une à la National Gallery de Londres, l’autre à la Fondazione Longhi à Florence.
La comparaison est intéressante : l’une est plus délicate de tons et de touche, il y a une lueur de vie, vie pleine de désespoir, qui est rendue à merveille. Alors que l’autre version semble être la caricature de la 1ere, elle en exagère les traits, simplifie les tons et effaçant toute trace de sentiment. On s’interroge sur la raison qui a poussé Caravage à faire cette copie, en se disant que c’est une raison pécuniaire tant la copie semble sans âme. Mais ce sont autant d’interprétations et de ressentis personnels que chacun pourra faire à sa guise…
L’exposition fait le choix de se concentrer sur la période romaine du Caravage. Outre la “salle des têtes tranchées” qui permet d’habiles et intéressantes comparaisons, le dialogue avec d’autres artistes se fait très bien. Certaines peintures sont superbes, on citera entre autres le Saint Jérôme d’Orazio Gentileschi, La Douleur d’Aminte de Bartolomeo Cavarozzi (venant d’une collection particulière), le grand tableau de Giovanni Baglione, Amour sacré et Amour profane, venant du Palazzo Barberini…
La réunion de toutes ces œuvres permet également de constater les différences de traitement dans les tableaux du Caravage. On croit percevoir que celui-ci n’est pas impliqué de la même façon sur tous ses tableaux, et même sur toutes les parties de ses tableaux. Ainsi on ressent le plaisir de peindre tel figure, tel morceau de nature morte, alors qu’un autre morceau apparaît comme brossé avec une facilité remarquable mais sans conviction.
Cela pose la question de l’attribution, récurrente dans la peinture ancienne, et qui devient si sensible pour des grands maîtres ayant eu une production limitée. Mais au delà de ces querelles d’experts, c’est notre vision de ce qu’était un artiste dans sa pratique que l’on peut interroger, tant elle a été influencée par le romantisme. Cette vision tenace d’un Homme en proie au tourment de la création, nous masque les désirs de respectabilité recherchés par Caravage, le rapport difficile mais impérieux aux puissants, à l’Église, et tout simplement à la notion même de commande. Car à travers ces tableaux, on devine une société complexe et qui nous est bien étrangère.
Aussi, et c’est l’une des qualités supplémentaires de l’exposition, on se sent l’envie d’en savoir plus sur cette époque, d’aller ou de retourner en Italie, sur les traces du Caravage et des artistes de son temps.